Brève fiction d’été 2021-07 : « À belles dents, rien d’impossible! »

Un beau sourire à la hauteur de son esprit. Enfin !
Affligé d’une dentition gâtée, Oscar Wilde en rêvait depuis toujours.
Parfois mauvaise, sa langue experte s’affûtait dans les salons. Ces bons mots fusaient. Mais, jamais, il ne les surlignait de l’éclat fatal du sourire final. Un comble pour celui qui avait toujours le mot pour (sou)rire…
Mais là, Oscar pétillait d’une euphorie déraisonnable.

Pourtant il avait longuement hésité…
À cause sa mésaventure de l’année précédente. Avec la coqueluche des courtisanes implantées : le docteur GoodTooth, spécialiste des sourires prédateurs plus que charmeurs.
Mais là, Oscar se livrait à un prince de la couronne, un artiste de l’émail. Le docteur Bounder esquissait le sourire de ces dames exquises façon Chat de Cheshire. Même la plus « ingrate » au bal des débutantes hypnotisait tous les prétendants des brillances de son alignement éburnéen.

Juste avant son rendez-vous dentaire, Oscar était passé dans le cabinet du docteur John Watson, pour chasser son angoisse. Les deux praticiens lui avaient été recommandés par le même homme de science et de lettres qu’Oscar affectionnait sincèrement malgré ses allures de morse écossais morose et pudibond : le docteur Conan Doyle.
Ce matin-là, le docteur Watson semblait plus préoccupé par sa monographie sur la fausse-mygale que par ses patients. Mais l’esculape-enquêteur-chroniqueur holmesien lui avait fait fumer des cigarettes décontractantes, à base de plantes médicinales rares et controversées. Le médecin militaire les avait ramenées d’Afghanistan, à la barbe des Talibans. Ces fâcheux en contrôlaient le commerce, aussi férocement qu’ils contrôlaient la moralité de leurs femmes honteusement voilées.

Les fumeuses prescriptions de Watson jouaient sans doute sur l’humeur de Wilde…

Affable, fin et élancé, au sourire parfait, le docteur Bounder accueillit Wilde comme la poule aux œufs d’or qui allait bientôt avoir de bien belles dents.
– Cher Maître ! J’ai adoré votre éventail et votre Salomé, en Français. Je sais que vous aspirez depuis longtemps à une nouvelle dentition et que vous avez vécu certains échecs aiguisés. Mais l’important est d’être constant… et souriant. Je vais vous gratifier d’un éclat qui fera pâlir l’œillet vert à votre boutonnière.
Wilde minauda…
Mais son regard scrutait ce bellâtre à carie avec lequel il jouait, à la roulette, l’avenir mondain de sa bouche… Légèrement évaporé, il papillonna des deux mains et s’installa lourdement sur le fauteuil. Aussitôt, voletant de droite et de gauche, et tout autour de son patient encombrant, le docteur Bounder assujettit chevilles et poignets de l’auteur avec d’élégantes sangles de cuir :


– Pas d’inquiétude, Maître, c’est pour éviter les mouvements périlleux pendant mon office.
Il rassura Wilde aussitôt :
– Vous ne sentirez rien. Je vais vous faire respirer un soporifique de ma conception aussi efficace que du Laudanum mais sans addiction…

Au mot de « Laudanum », Wilde vit surgir du coin de l’œil le spectre de Wilkie Collins, hanté des rumeurs rapportées par un sinistre scribe sensationnaliste… un certain Drood… ou non… Plutôt un certain Simmons… Gene Simmons ?… Drood Simmons ?
Wilde n’avait plus sa tête, déjà…
Élémentaire, mon cher Watson… L’herbe du diable et la petite fumée…

Une fois Wilde sanglé léger, Bounder ramena devant le visage du dramaturge un étrange artefact, au corps articulé insectoïde. Cette puissante lampe redondait en trois lobes bombées. Deux en demi-sphère à chaque bout et un, court et rectangulaire, qui les reliaient. Elle contenait de puissants déflecteurs d’argent Ils exhaustaient la flamme de bougies, entêtantes de cire aux puissantes fragrances de miel de châtaignier.
… Oh my god…, songea le dandy.
Enclin à ces vers luisants qui lui avaient valu à Oxford honneur et renommée, il s’avouait peu amateur d’insectes. Il redoutait le cafard qui lui donnait un teint blafard et une mine de papier mâché par des grillons. …cet attirail ressemble par trop à une tête de mante religieuse allumée aux concupiscences homicides…

Mais avant que la paranoïa ne lui fasse serrer les dents, Oscar sentit un masque à gaz se ventouser à son visage ! De puissantes vapeurs aux arômes déliquescents de pavots sirupeux s’insinuèrent, insidieuses, dans ses alvéoles pulmonaires. Elles embrumèrent en fog capiteux ses neurones déjà assouplis à l’afghane Watsoninenne…
Oscar ferma les yeux, juste un instant. Crut-il.

Il se sentit s’effilocher dans une spirale jaune et noire qui se vissait à l’infini vers le centre d’un monde tout en émeraude…
Jusqu’au moment où… Deux bras musculeux le saisirent et le tirèrent vers le haut !
Oscar ouvrit grand ses yeux hallucinés. Avec une pointe d’affolement, il réalisa qu’il venait d’être rapté par une énorme guêpe, aux globes oculaires turgescents et luminescents. Il tenta aussitôt d’échapper à l’hyménoptère ravisseur et ravissant. Mais ses bras ballant ne répondirent pas à son sursaut pudique…
Oscar commença de paniquer. Il craignait que la petite bête, soudain aussi grosse que lui, ne le mange. Mais il discernait dans les yeux de la fatale volante une tendre insolence.
Comme s’il eut été une peluche de pollen, la guêpe le transporta dans la fente d’un chêne gigantesque. Ils y traversèrent un prisme lumineux diffusé par une gigantesque étoile anarchique d’ambre. Elle s’incrustait d’insectes géants depuis longtemps disparus, pour ceux qui avaient jamais existé…

Une fois traversée la cascade de lumière miellée, la guêpe lâcha Oscar.
Soudain léger et fluide, Wilde se mit à battre doucement de ses toutes nouvelles ailes transparentes pour se tenir en l’air. Sous ses noires et longues antennes vibrantes comme les cils de Salomé, ses deux gros yeux éblouis et émus détaillaient son nouveau corps inespéré.
Quelle élégance fatale !
Quel corps fuselé !
Quel beau costume rayé de jaune et de noir, qu’il n’aurait pu porter avec son gras corps humain et qui lui seyait, là, à merveille !
Quelle taille de guêpe !
Et….
Quel dard !

Son cœur se mit à battre la chamade d’émois humides.
Rapidement, Oscar abandonna l’émotion pour prendre son envol léger…

Mais, soudain, une violente douleur au thorax le révulsa spasmodiquement !
Il partit en vrille dans l’éclat ambrée, ses ailes en berne…
Il entendait un indésirable intrus perturber sa métamorphose en criant de plus en plus fort :
– Mr. Wilde, Mr. Wilde, vous êtes là ? vous êtes toujours là ?
Un deuxième violent coup percuta son plexus ! Un humain homicide tentait d’écraser la guêpe qu’il était devenu !
Croyant son patient en syncope, voire à l’agonie, le dentiste Bounder complètement affolé, tentait de la ranimer manu-militari par un percutant massage cardiaque !
Dopé à la frayeur, Oscar voulut se propulser à coups d’ailes vigoureux loin du poing criminel. En rage, la bave aux lèvres, il s’éjecta violemment hors du fauteuil auquel il était lié. Destinées à d’étiques midinettes victoriennes atrocement corsetées dès le premier sang, les délicates ligatures ne résistèrent pas au sursaut affolé de l’imposant poète mal alarmé. Il arracha les lanières de cuir. Titubant, il chut sur son postérieur.
Affolé pour son patient comme pour sa réputation, le docteur Bounder ne cessait de papillonner en mite blafarde frénétique autour d’Oscar qui murmura, inspiré d’une humilité peu coutumière :

– Si haut que vole la guêpe, elle ne tombe jamais… que sur mes fesses !

L’auteur avec le Maître, à Galway en mars 2019.
Vous aurez remarqué : il ne sourit pas à belles dents…

© Georges FOVEAU – Août 2021

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